VII
— Le tout n’est pas de savoir qu’un quartier est désert, mais de savoir pourquoi il le demeure, singeait Bill Ballantine en grimaçant et en se balançant d’une jambe sur l’autre.
L’Ecossais et Morane s’étaient immobilisés à l’entrée de Phalanx Street qui, privée de lumière, n’avait rien de bien engageant avec ses ruines grossièrement camouflées, sa chaussée défoncée où, sous la lumière avare de la lune, des mares d’eau boueuse luisaient comme des plaques de plomb poli. Un brouillard, encore peu épais, se mettait à tomber, noyant d’un voile de mystère les contours des maisons abandonnées.
Afin de dissiper le début d’angoisse pesant sur son compagnon et lui-même, Morane s’était mis à rire.
— Il ne faut pas trop prendre à la lettre la remarque du chauffeur, Bill. C’est sans doute un amateur d’humour noir.
— Humour noir ou non, nous savons, nous, que quelque chose d’anormal se passe dans cette rue. Est-ce que nous y allons, commandant ?
— Bien sûr, Bill. Pas plus que toi, je n’ai envie de me mêler des affaires de l’Ombre Jaune. Ce que j’en fais, c’est pour sauver Jack Star d’une mort certaine, s’il en est temps encore… Allons-y.
Lentement, ils se mirent en marche au milieu de la chaussée, jetant des regards attentifs autour d’eux. Pourtant, la rue semblait réellement déserte et ce fut sans avoir fait la moindre mauvaise rencontre qu’ils en atteignirent le numéro 92. C’était une maison assez vaste, carrée et bâtie en retrait de la chaussée, dont un long mur de briques la séparait. Elle semblait en meilleur état que ses voisines, du moins d’après ce que l’obscurité permettait de juger, et des planches, clouées devant les fenêtres des étages, indiquaient qu’elle était inhabitée. Sur le mur, tout près de la porte massive, en chêne bardé de fer, le numéro 92 était peint en blanc à même les briques. Les chiffres étaient certes un peu effacés par le temps, mais ils demeuraient cependant lisibles.
— Pas à douter, nous sommes arrivés, commandant, souffla Ballantine. Voyons si cette porte est aussi docile que le rocher fermant la caverne d’Ali-Baba.
Après avoir fait jouer le système de fermeture, qui se révéla bloqué, le colosse appuya sa lourde épaule au panneau et poussa de toutes ses forces. Il ne s’entêta cependant pas longtemps.
— Rien à faire, murmura-t-il, faudrait au moins un canon de marine pour l’enfoncer.
Se baissant, il jeta un coup d’œil par le trou de la serrure.
— Tout ce que je puis distinguer, fit-il au bout d’un moment, c’est une clef tournée de l’intérieur. Cette vieille bicoque ne doit donc pas être aussi vide qu’elle en a l’air.
— Sans doute, fit Morane, mais ce n’est pas une raison pour croire que nous serons les bienvenus si nous nous annonçons.
Montrant le faîte du mur, il continua :
— Nous allons passer par-là, Bill. Grimpe d’abord. Je vais te faire la courte échelle.
S’adossant à la muraille, le Français joignit les mains en coupe à hauteur de son ventre. Ballantine y posa un pied, se souleva, posa l’autre pied sur l’épaule de son compagnon, effectua un rétablissement et se retrouva à califourchon sur le mur. Se penchant à plat ventre, il tendit alors la main à Morane qui, sautant légèrement, l’agrippa. D’un seul effort, le géant l’attira à sa hauteur et Bob se trouva en un instant à cheval à côté de son ami. Sous eux s’étendait une cour entre les dalles de laquelle poussaient de mauvaises herbes, et même de petits arbustes. Sans même se consulter, ils se laissèrent glisser et, à demi dissimulés par la végétation folle, ils attendirent, tapis contre le mur.
D’où ils se trouvaient, ils pouvaient à leur aise détailler la maison, dont l’apparence était plus rébarbative encore que quand on la voyait de la rue. Les fenêtres du rez-de-chaussée étaient, elles aussi, solidement barricadées à l’aide de planches. Quant à la porte, à laquelle on accédait par un perron de cinq ou six marches, elle semblait également défier tous les assauts.
Comme aucune présence humaine ne se manifestait, ni à l’extérieur ni à l’intérieur de la maison, Bob tendit le menton vers celle-ci et murmura :
— Allons jeter un coup d’œil jusque-là.
Accroupis, se camouflant de leur mieux parmi les mauvaises herbes, les deux hommes atteignirent la bâtisse, mais ils eurent beau en faire le tour, c’est en vain qu’ils cherchèrent un quelconque point de pénétration. Portes et fenêtres étaient closes, et aussi les soupiraux. Il eût bien sûr été possible d’enlever les planches fermant l’une ou l’autre croisée, mais cela n’aurait pu s’accomplir sans bruit.
Derrière la maison, Ballantine découvrit un tuyau de descente des eaux de pluie. Il était en fonte, solide, et fixé à la façade par des crampons de fer.
— Si nous grimpions par-là, proposa l’Ecossais. Une fois sur le toit, nous découvrirons bien une tabatière quelconque. Au pis-aller, nous pourrons déplacer quelques tuiles.
Morane ne réfléchit pas longtemps.
— Cela me paraît la seule solution, fit-il. Grimpe d’abord, Bill. Quand tu seras sur le toit, il te suffira de frapper trois petits coups sur le tuyau. Je grimperai alors à mon tour. En montant ensemble, nous risquerions de desceller les crampons.
Saisissant le tuyau à pleines mains et prenant légèrement appui sur la pointe des pieds contre la muraille, l’Ecossais se mit à grimper. Malgré son poids et sa masse, il possédait une assez grande agilité et il atteignit rapidement le toit. Couché à plat ventre dans le chéneau, il frappa à trois reprises sur le tuyau de fonte. Morane se hissa à son tour et, au bout de quelques minutes, il se trouva étendu auprès de Bill, au bord d’un toit en pente douce, aux vieilles tuiles recouvertes de mousse.
C’est alors qu’un bruit leur parvint. Un bruit venant de l’intérieur de la maison, et qui ressemblait vaguement à un cri humain.
Pendant de longues secondes, les deux amis étaient demeurés silencieux, l’oreille tendue. Comme le bruit ne se reproduisait pas, Ballantine prit la parole, à voix basse.
— J’ai pourtant bien eu l’impression d’entendre quelqu’un crier, commandant.
— Tais-toi, Bill, coupa Morane qui, l’oreille collée aux tuiles moussues, écoutait dans l’espoir d’ouïr un nouvel appel.
Cet espoir ne devait pas être longtemps déçu, car le bruit retentit à nouveau, plus net. Cette fois, il n’y avait pas à en douter : il s’agissait bien d’un cri humain. Un cri étouffé.
— On dirait que quelqu’un appelle au secours là-dedans, fit l’Ecossais.
— Ce doit être Star, jeta Morane. Il m’a semblé que cela venait de ce côté.
Oubliant toute prudence, Bob se dressa et se mit à courir le long du toit, risquant à tout instant de glisser sur les tuiles couvertes de mousse humide. Bill Ballantine, faisant montre de plus de prudence, le suivait en progressant à quatre pattes.
En quelques bonds, Morane avait atteint un endroit, à trois mètres environ de l’arête latérale du toit. C’était de là, croyait-il, que les appels venaient. Pourtant, il ne distinguait pas la moindre ouverture, ni lucarne, ni chatière ; seulement les tuiles moussues, sans le moindre interstice.
— J’ai bien cru pourtant que cela venait de ce côté, grommela le Français.
A cet instant, la voix étouffée de Bill lui parvint.
— Eh, commandant ! Je crois avoir trouvé quelque chose… Cela ressemble à une vieille cheminée.
Faisant volte-face, Bob marcha vers l’endroit où son ami était accroupi. Il allait l’atteindre, quand son pied glissa sur la mousse. Il tomba en avant, à plat ventre, et commença à glisser, la tête la première, le long de la déclivité, vers le vide. Soudain, il eut la sensation qu’un anneau de fer se refermait autour de sa cheville. C’était Bill qui, à la dernière seconde, l’avait saisi. Lentement, le colosse tira son compagnon à lui, et quelques instants plus tard, Morane avait retrouvé son équilibre.
— Merci, Bill, murmura-t-il. Sans toi, je faisais le plongeon. Pas moyen de se rattraper sur ces tuiles glissantes. Je te dois la vie.
Le géant se mit à rire tout bas.
— Comme si, entre nous, commandant, nous en étions à une dette de reconnaissance près. On s’est tant de fois sauvé la vie l’un l’autre… Mais regardez ce que j’ai découvert. On dirait les restes d’une cheminée. J’ai failli trébucher dessus et faire le plongeon, moi aussi.
Tout en parlant, Bill Ballantine montrait à Morane un bâti carré, en briques, haut de vingt centimètres à peine et entourant une ouverture fermée par deux barreaux de fer formant croix et, un peu plus bas, par une fine toile métallique semblable à celle dont on se sert pour confectionner les moustiquaires.
— Cela ressemble assez à un tronçon de cheminée, en effet, constata Morane, mais je crois plutôt qu’il s’agit là d’une bouche d’aération. Jadis, il devait exister un auvent quelconque destiné à empêcher la pluie de pénétrer. Quant au grillage métallique, il a probablement été tendu à l’intention des rats, qui doivent abonder ici, car nous ne sommes pas bien loin des docks.
Bob demeura un instant pensif, puis il continua :
— Il n’y a pas à douter, les cris que nous avons entendus venaient de cette ouverture. Faudra descendre là-dedans, Bill.
— Descendre là-dedans ? Mais vous n’y pensez pas, commandant ! Vous, vous y réussirez peut-être, mais moi ! Autant vouloir faire passer un éléphant par le chas d’une aiguille.
Sans paraître avoir entendu cette remarque, Morane se pencha sur l’ouverture et saisit l’un des barreaux à pleines mains. De toutes ses forces, il tira, mais le ciment, quoique ancien, tenait bon et la pièce de métal ne bougea pas.
— Si tu essayais, Bill.
Le colosse glissa à son tour les bras dans l’ouverture, empoigna l’un des barreaux, banda ses muscles et opéra une violente traction. Tout d’abord, rien ne se passa puis, soudain, il y eut un craquement bref et le barreau se détacha. Ballantine le cala entre deux tuiles, de façon à ce qu’il ne puisse rouler le long du toit.
— Ouf ! fit-il. J’ai dû en mettre un coup. J’ai cru que mes tendons allaient céder. A l’autre maintenant.
Le second barreau subit le sort du premier. Tirant alors un solide canif de sa poche, Morane l’ouvrit et se mit à découper la toile métallique à ras de son support. Quand le passage fut libre, Bob se tourna vers son compagnon et dit simplement :
— Allons-y.
— Réellement, vous ne comptez pas descendre là-dedans, commandant ? s’inquiéta à nouveau Ballantine. On risque de s’y coincer et de rester bloqués.
— Si tu ne veux pas me suivre, fit Bob avec impatience, demeure ici et fais le guet. J’irai seul.
— Pas question, commandant. Je sais qu’il est impossible d’essayer de vous faire changer d’avis. Alors, comme je ne veux pas vous abandonner, tout ce qui me reste à faire, c’est vous suivre. Si, plus tard, on retrouve mon squelette coincé quelque part dans ce boyau, vous en serez responsable.
— Je passe devant, fit Morane. Et tâche de ne pas me dégringoler dessus. Je ne tiens pas à mourir écrasé.
En prononçant ces paroles, Bob se laissait glisser, les jambes en avant, dans le conduit. Les parois étaient constituées de briques assemblées grossièrement et entre lesquelles il était assez aisé de trouver prise. Tout en descendant, Morane prêtait l’oreille, mais en vain : les appels perçus tout à l’heure ne se faisaient plus entendre.
Bob était descendu de quelques mètres – deux ou trois peut-être – quand, à tâtons, il sentit une ouverture carrée, entrée d’un second conduit, horizontal celui-ci, qui venait s’embrancher au premier. Pendant un instant, il demeura perplexe. Devait-il continuer à descendre ou, au contraire, emprunter ce nouveau passage ? A ce moment, il sentit un choc à l’épaule. C’était Bill qui, continuant sa descente, venait de le heurter du pied. Saisissant à pleine main la cheville de son ami, Morane leva la tête et chuchota :
— Stop, Bill.
Le Français demeurait indécis, quand un bruit de voix humaine frappa ses oreilles. Il ne pouvait comprendre les paroles prononcées, mais il eut bientôt la certitude que les sons lui parvenaient par le boyau horizontal. C’était donc pour ce dernier qu’il fallait opter.
A nouveau, Bob leva la tête vers Ballantine.
— Bill, souffla-t-il encore, à ma hauteur s’ouvre une galerie horizontale, c’est celle-là qu’il nous faut emprunter. Continue à me suivre.
Après une série de contorsions, il réussit à s’y glisser, pour progresser lentement à plat ventre. Il avait à peine avancé de cinquante centimètres, quand la voix de Bill lui parvint :
— Commandant ! Commandant ! Pas moyen d’avancer. Ce maudit conduit est encore plus étroit que l’autre. Mes épaules sont bloquées.
Morane comprit que son compagnon ne pouvait tenter l’impossible. Ses propres épaules raclaient les parois, et Bill possédait une carrure plus large que la sienne, il s’en fallait de beaucoup.
Tournant la tête aussi fort qu’il le pouvait, Bob commanda, toujours à voix basse.
— Demeure où tu es, Bill. Je vais continuer seul. Attends-moi.
— Soyez prudent, commandant.
Continuant à ramper, Morane atteignit un endroit où le conduit formait un coude. Une fois ce dernier franchi, Bob distingua, devant lui, une vague clarté. Cette fois, il le sentait, le but n’était plus loin. Mais quel but ? Malgré sa certitude d’avancer en plein inconnu, Morane progressa encore, jusqu’à ce que l’étroite galerie fût obstruée par une nouvelle toile métallique, de derrière laquelle venait la lumière, à présent plus vive. En regardant à travers le fin treillage, Morane pouvait même distinguer la source de cette lumière : une vieille lampe à pétrole accrochée à un plafond. Le boyau débouchait dans une chambre, et cette chambre devait être occupée, puisqu’une lampe y était allumée.
Du bout des doigts, Morane tâta la toile métallique et sentit qu’elle résistait. Il voulut alors prendre le canif glissé dans la poche de sa veste, mais l’étroitesse du conduit rendait ce simple geste difficile. Après s’être meurtri le coude, déchiré la main contre la brique, il réussit finalement à s’emparer du canif. Avec les dents, il ouvrit la lame, et il allait s’en servir pour fendre la toile, quand un nouveau bruit de voix parvint jusqu’à lui, très proche à présent.
— Pitié, Monsieur Ming, pitié… Je vous en prie, Monsieur Ming… Je ne voulais pas… Je ne voulais pas.
Cette voix, Bob Morane la reconnut aussitôt. C’était celle de Jack Star.